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Les enjeux du dernier kilomètre – interview de Pascal CHARRIERE

Le dernier kilomètre est celui sur lequel se concentrent bien des tensions de la supply chain. C’est ainsi que l’on pourrait présenter ce dernier maillon de la chaîne logistique qui occupe si souvent le devant de la scène, en particulier au cours de l’année qui vient de s’écouler. Et à juste titre, car il ne s’agit pas seulement de transport, mais aussi de notre manière de consommer et d’exiger toujours plus vite des marchandises de toutes sortes, généralement produites bien loin de notre pas de porte.

Un sujet passionnant qui nous plonge dans les problématiques et enjeux de la logistique d’aujourd’hui, avec notre invité Pascal CHARRIERE.

Pascal CHARRIERE

Après une carrière militaire particulièrement riche qui l’a conduit jusqu’à la tête d’entrepôts logistiques et de sites sensibles, Pascal Charrière décide de mettre son expérience de meneur d’homme et de pilote de flux au service des entreprises privées.

Homme engagé, il est investi dans la vie associative. Également très actifs sur les réseaux professionnels, il fédère de nombreux logisticiens autour de problématiques d’actualité telles que la livraison du dernier kilomètre.

Consultant, il dirigera dans quelques mois son propre cabinet de conseil dans la région Occitanie.

Interview réalisée le 21 avril 2021.

Bonjour Pascal CHARRIERE, merci de nous accorder cet échange. Aujourd’hui, nous allons aborder une question qui revient régulièrement dans les articles du blog ACCELIIS et qui vous intéresse de près : la logistique du dernier kilomètre.

Pour vous, quelle est la problématique principale à laquelle les logisticiens du dernier kilomètre font face aujourd’hui ?

La problématique principale est financière. En effet, la logistique du dernier kilomètre est dans la plupart des cas celle qui coûte le plus cher, tant en coûts directs qu’indirects. Il faut donc réduire les coûts.

En dehors de cette question centrale, quels sont les enjeux majeurs de la livraison du dernier kilomètre pour les prochaines années ?

Les enjeux majeurs de la livraison du dernier kilomètre sont de proposer des solutions alternatives de regroupement de colis, et de faire évoluer les mentalités quant à la livraison au pas de sa porte. Mais aussi de proposer un choix varié de livraisons, car ne l’oublions pas, l’enjeu majeur avec un grand M est de conserver voire d’accroître la satisfaction client.

Véhicules électriques, vélos cargos, transport fluvial… du côté des modes d’acheminement, des solutions sont en plein déploiement. Ces solutions sont viables et suffisantes pour absorber l’intégralité des flux selon vous ?

Les modes doux que sont les véhicules électriques, les vélos cargo et le transport fluvial sont une partie des solutions qui sont mises en œuvre. En effet, elles ne concernent que la logistique, la livraison urbaine et celle du dernier kilomètre en ville en mégapole pour l’instant peut-on dire. Beaucoup de villes moyennes s’y mettent, mais c’est pour l’instant insuffisant pour que cela ait un réel impact écologique. Pour le reste, l’intermodalité est aussi une solution entre ces différents modes d’une part, puis dans un futur proche je l’espère avec l’expansion des livraisons par modes aérien comme les ballons dirigeables, les drones, les véhicules volants de transport.

Notre société ultra consommatrice veut tout rapidement et dans les meilleures conditions. Jusque-là dans les campagnes périphériques, seuls les véhicules à moteur thermique suffisamment présents peuvent le faire. Les solutions écologiques ne sont pour l’instant malheureusement pas suffisantes. Dans le futur, les enjeux majeurs seront de prendre en compte tant la satisfaction client avec la rapidité et la qualité, l’écologie avec les modes doux non polluant même le monde rural, la technologie et la digitalisation qui est déjà présente de nos jours mais aussi les nouvelles habitudes sociétales.

Concrètement, leur effet sur la pollution et l’encombrement des cités est déjà encourageant. Mais en termes de coûts d’équipement et de fonctionnement notamment, ce n’est pas négligeable pour les transporteurs. Qui va payer in fine la facture ?

En termes de coûts d’équipement, plusieurs aides de l’État existent déjà pour les entreprises mais aussi les particuliers. De plus, les entreprises s’y retrouveront financièrement au bout d’un temps car il est évident que par exemple pour les moyens actuels comme les vélos, les coûts d’entretien sont bien moindres qu’avec des véhicules à moteur thermique. En termes de coût de fonctionnement, l’électricité, l’hydrogène sont des énergies peu coûteuses. Certes si on parle des transporteurs de marchandises avec des flottes de dizaines voire de centaines de véhicules, cela va être dur de réunir une telle somme pour la changer complètement. L’État français, voire l’Europe, devront redistribuer leur priorité d’aide financière envers ces entreprises qui font l’effort de passer aux énergies vertes. In fine je dirai par image que ce ne sera pas une facture mais un legs pour notre avenir et pour nos enfants.

Nous venons d’aborder la question du transport. Côté stockage, quels sont les contraintes qui pèsent sur les spécialistes du dernier kilomètre ?

Si le dernier kilomètre est intramuros de nombreuses solutions de regroupement existe déjà pour ne pas que ce stockage soit une contrainte mais un avantage. Concernant les livraisons en campagne l’inconvénient est en effet le fait de faire aller un véhicule à x kilomètres sans avoir d’autres colis à déposer aux alentours. Ce qui fait que la préparation, le stockage sont peut être plus longs pour certains, car nous le voyons en tant que particuliers, les colis n’arrivent jamais en 24 heures et rarement en 48 heures à la campagne. Les entreprises de livraison stockent donc plus longtemps de façon à attendre, à recueillir de petits groupages desservant une zone géographique plus limitée que d’habitude. Qui dit stockage plus long dit aussi consommation d’énergie pour les conserver à une température moyenne, plus de personnel pour les gérer ou plus de temps par personnel à y consacrer.

Quelles solutions se profilent pour une logistique durable au plus près des consommateurs ?

Les solutions au plus près des consommateurs sont le regroupement des colis dans les commerces proches de chez eux : existantes comme mondial Relay, en développement comme les box, émergentes comme dans les grandes surfaces, futures, comme les livraisons par drones et robots. Pour le milieu rural, donner une procuration au voisin ou une box collective par exemple sur le bord de la route, à l’image des containers poubelles, avec des clés ou un système d’ouverture pourquoi pas digital avec son empreinte pour récupérer ou livrer les colis.

Livraisons par drones, stockage dans des dirigeables, entrepôts souterrains voire sous-marins : les dépôts de brevets d’Amazon nous plongent en pleine science-fiction. Ce qui en ressort c’est quand même cette idée que la route, associée à l’entrepôt urbain, ne peut pas être le combo privilégié pour faire face à l’augmentation des flux à l’avenir ?

Les flux augmentent et continueront d’augmenter. La route ne suffit plus, le nombre de voitures augmente, la pollution avec. Les moteurs thermiques sont contraignants en entretien et onéreux, par le carburant, les taxes malus et l’empreinte carbone qu’ils rejettent.

Le fluvial doit revenir à la mode et être utilisé partout où il est exploitable car c’est un moyen sûr expérimenté depuis l’aube de l’humanité. L’aérien, le proche ciel comme je me plais à l’appeler, doit être utilisé car il est extensible et disponible en termes d’espace, mais doit être domestiqué, humanisé et réglementé avec le temps. Un code de réglementation, comme le code de la route, devrait être étudié en parallèle, mis en application et surveillé. Car cela peut vite devenir anarchique, comme nous pouvons observer depuis une dizaine d’années avec les vols à basse altitude des petits planeurs au-dessus des habitations. Imaginons ce que cela pourrait donner avec plusieurs dizaines de drones et dirigeables dans le ciel en plus de ces planeurs. Quid de la cohabitation s’il n’y a pas cette règlementation ? N’oublions pas d’ajouter à l’équation les taxis volants, les livreurs volants et donc ces fameux dirigeables.

Pour les entrepôts souterrains et marins, cette recherche de capitaliser le moindre mètre carré en recherchant des surfaces non taxables me déplaît énormément. Ce sont des innovations bonnes ou mauvaises suivant le point de vue. Un business construit sur un modèle d’expansion régulière et, je pense, au détriment de la nature en creusant ou en immergeant des entrepôts. Ceci, par contre, n’est pas pour moi un modèle écologique d’occupation des sols et de l’espace et je ne pense pas que cela ira avec l’affirmation d’une volonté de rechercher des solutions toujours plus vertes et durables. Encore une fois, c’est une question de point de vue. Une participation plus importante devrait être alors demandée en termes de taxes par rapport à la nécessité de posséder ces espaces pour contribuer aussi à sauver la planète. Pourquoi chercher à enterrer ou immerger ? C’est une question qui se pose. On en parle, mais je ne sais pas si on en viendra à mettre en service de telles installations.

Vous avez récemment créé un groupe dédié au dernier kilomètre sur LinkedIn (Dernier kilomètre, km, last mile concept). Les problématiques que nous venons d’aborder rassemblent de nombreux professionnels du secteur et les interactions sont quotidiennes sur ces différents sujets. Pour vos confrères sur le terrain, qu’est-ce qui change concrètement aujourd’hui ? Comment font-ils face à ces nombreux défis actuellement ?

Je pense que grandir dans la vie passe par un moment où on transmet les informations, où on transmet notre savoir, comme un professeur mais aussi, par passion. La presse et les revues spécialisées ont aussi leur rôle à jouer et beaucoup existent déjà dans le domaine de la logistique. Sans oublier les blogs, comme celui d’ACCELIIS. Parallèlement, des clubs aussi existent, mais malheureusement leurs adhésions étant à un prix astronomique, jusqu’à plusieurs centaines d’euros, sont réservés à une clientèle aisée mais pas forcément élitiste. Des beaux mouvements comme Supply Chain Village existent aussi. Des intellectuels de la profession et certains professionnels passionnés sont bien présents et partagent aussi sur la logistique et l’innovation, notamment sur LinkedIn.

Je tiens à citer ici une quinzaine de noms : Jean-François DesboisJean-Loup BourgoisPhilippe HuillardBenoît RoulletAugustin GueldryFrançois-Gauthier DeuffSophie MerleAlain ZimmermannÉric SlominskiÉlisabeth BorneAmandine Celerier, votre directeur Bruno LegrandÉric BesançonFrédéric PackDennis BalslevSteeve Delor et aussi Jean Philippe Guillaume. Ce sont des noms qui sont influenceurs dans le domaine, et qui traitent aussi bien du dernier kilomètre que des problématiques écologiques et des solutions à mettre en place. Ce sont des personnes qui partagent et forment gratuitement.

Les interactions ne sont pas si quotidiennes que cela. En effet, il n’existe pas de groupe de concertation, de recherches officielles dans ce domaine qui soient menés par l’institution. A l’image peu envieuse des laboratoires pharmaceutiques, chaque étude se fait dans son coin et il n’y a pas de partage d’idées, d’émulsion commune pour en faire profiter sa Nation ou son espèce je dirais. Chacun conserve ses idées pour son business. Cet apport, comme dans la création d’une entreprise, peut se chiffrer en valeur ajoutée. Les sociétés font réfléchir leurs employés, leurs associés mais ça reste des vases non-communicants.

L’État devrait, je pense, rassembler des groupes d’intellectuels, de professionnels de ces domaines ou d’autres pour réfléchir à ces problématiques et ainsi créer des valeurs sur son territoire national en les rémunérant. Cela éviterait, comme à l’image de la recherche scientifique, de voir ces talents migrer dans d’autres pays étrangers, d’autres puissances, ou dans des multinationales dans lesquelles la France n’est pas majoritaire bien sûr. Ce qui nous permettrait de créer cette valeur ajoutée, ces innovations, ces entreprises, ces métiers de demain qui nous feraient grandir économiquement et nous éviterait de nous rendre dépendants de multinationales étrangères qui sont en train de nous imposer leur mode de vie et de société de consommation en même temps que leur volonté.

Les professionnels français changent leur façon de fonctionner pour que leur image n’en pâtisse pas, pour paraître plus écologiques, plus à la mode. Mais sans être vraiment concernés par le sujet car gouvernés ou intimidés, pour la plupart, par des clubs d’affaires ou des multinationales qui leur imposent leur façon de voir le monde de demain. On parle là de fonctionnements pas forcément plus écologiques, mais avec un rendement toujours plus grand, jusqu’à être humainement impossible et qui justifient donc le remplacement par des robots, des machines, du lean pur et dur. Je suis totalement contre !

Un nouveau mouvement de professionnels plus dynamiques, avec une mentalité plus informée, plus concernée, plus communicante, se met en marche et se fait entendre. Heureusement de plus en plus. Empreints d’une philosophie verte et défendant nos valeurs de proximité, ils essaient d’apprendre aux jeunes, à leurs semblables, à ceux qui se sentent concernés que le temps est venu de penser à notre futur et donc à notre terre nourricière. Et cela aussi, bien sûr, dans le dernier kilomètre. Il y a une théorie d’agilité à acquérir de façon que tout ceci évolue dans le bon sens, et dans le meilleur des mondes. J’aimerais y revenir dans cet échange.

On peut avoir l’impression que le dernier kilomètre cristallise toutes les tensions, ou en tout cas centralise les débats. Mais la supply chain dans son ensemble vit une période difficile depuis plus d’un an. De nombreuses ruptures viennent gripper les rouages de la filière, pour de multiples raisons et la crise environnementale impose de penser à la durabilité des solutions proposées. Pour vous, peut-on s’en sortir sans repenser le sourcing, voire nos circuits de consommation ?

Le Brexit, puis dans une plus large dimension la Covid, ont changé radicalement parfois nos modes d’action. Certains secteurs sont plus touchés. Les fournisseurs des fournisseurs ne sont plus en mesure de produire les petites pièces, les composants qui sont indispensables pour faire marcher les grandes.

Je prendrais comme exemple Dell, qui a su, en plus de son mode de fonctionnement révolutionnaire de build to order, s’entourer de ses fournisseurs dans une proximité géographique mais a aussi su installer un rapport de confiance avec eux et leur imposer ses règles. Ce qui amène naturellement une plus grande facilité à se procurer les pièces au niveau de leurs fournisseurs. Mais ce système a ses limites : c’était sans penser aux fournisseurs des fournisseurs qui eux étaient situés pour la plupart en Asie ou dans d’autres pays, loin de leurs usines de production.

Pour avoir étudié récemment ce cas, et établi donc les limites de l’organisation de Dell, la pandémie nous a donné à tous une leçon : la plupart des entreprises occidentales se sont délocalisées dans ces pays où la main d’œuvre et les petites pièces sont à des prix défiant toute concurrence. Leurs fournisseurs et les fournisseurs de leurs fournisseurs se sont retrouvés à court de matières premières, de composants essentiels et de main d’œuvre. En faisant le SWOT (l’analyse des forces, faiblesses, opportunités et menaces) de cette entreprise comme d’autres, ce virus ne faisait partie d’aucune « menace » et d’aucune prévision. Cette crise sanitaire nous a fait prendre conscience qu’on ne pouvait prévoir l’imprévisible, mais que cette stratégie de délocalisation ou/et de chercher ses composants et ses fournisseurs à bas prix dans ces pays aussi éloignés avait ses limites.

C’est ce qu’on appellera et qu’on utilisera dorénavant pour prévoir cet imprévisible : l’agilité, dans tous les domaines. Y compris dans le dernier kilomètre. C’est elle qu’il va falloir intégrer dans nos modes de fonctionnement, et refaire nos calculs, repondérer nos stocks et donc nos taux de service dans les entrepôts. Les circuits de consommation courts seront à privilégier avec tous les intervenants à portée de kilomètres, ou de centaines de kilomètres, mais plus de milliers.

En effet, relocaliser, retrouver et renouer des marchés avec des fournisseurs en leur imposant à eux aussi d’avoir leurs fournisseurs à proximité, car les pays asiatiques ne sont plus les terres d’industrialisation à privilégier. Plusieurs camarades experts en veille stratégique, en intelligence économique parlent de l’Afrique du Nord, du Maroc, de l’Espagne… Ces pays y gagneraient aussi de leur côté économiquement, en marché de l’emploi, cela a d’ailleurs déjà commencé au Maroc. Certains d’entre nous n’auraient pas de difficultés à s’y rendre aussi pour travailler. Des partenariats industriels doivent être tissés, l’étude de s’y implanter doit être un but pour nos entreprises, où d’y trouver de nouveaux fournisseurs, d’y refaire leur sourcing. Nous y gagnerons aussi et surtout en coûts de transport. Tout est à revoir et à repenser. Les cellules achats, et surtout les directions achats, doivent se remettre en question et réétudier ce sourcing, aller rechercher des fournisseurs. Le travail en découlera forcément et nos commerce et travailleurs de proximité pourront en tirer leur épingle du jeu et penser collectif.

Une dernière question Pascal CHARRIERE : sur quels projets travaillez-vous actuellement ?

Je travaille sur plusieurs projets.

Je suis président régional de l’association Implic’Action pour l’Occitanie. Cette association aide les anciens militaires et leurs familles à retrouver un emploi. Je suis également président de la section locale des anciens combattants, que j’ai relancé et pour laquelle j’ai effectué des recrutements.

Je suis aussi étudiant à l’université de Pau, où j’ai repris mes études depuis deux ans, pour valider un diplôme universitaire de responsable logistique et transport. Il s’agit d’un Master, pour lequel j’ai déjà validé tous les examens écris. Il ne me reste que le mémoire à rendre, avec une soutenance fin juin, sur la thématique de l’acheminement des vaccins de la Covid.

En parallèle, je fais beaucoup de veille et j’anime donc un groupe LinkedIn sur le dernier kilomètre, car je pense que c’est un défi sur le long terme. Chaque cerveau peut être utile pour faire en sorte de prendre en compte toutes les thématiques et léguer à nos enfants un monde meilleur, bien que la satisfaction client soit toujours la priorité.

Dans le cadre de ma formation, j’exerce une alternance dans un cabinet de conseil à Paris, Baquento, en qualité de consultant supply chain, logistique et transport. J’interviens sur plusieurs missions de conseil, d’étude de faisabilité et de création d’entrepôts logistiques. J’interviens également sur la mise en place d’indicateurs supply chain stratégiques. Je leur apprends surtout l’agilité, le prévisionnel, à éviter les mauvaises surprises ou à les surmonter ainsi qu’à analyser le point bloquant et essayer de trouver une méthode pour revenir à flots, y compris par une analyse financière. 

Je suis également en train de créer ma propre entreprise de conseil sur l’Occitanie.

Retrouvez également cette interview sur le blog d’ACCELIIS